Ara Güler

Une journée avec Ara GÜLER
05 juin 2023
Ara Güler; lors de l'interview
Ara Güler; lors de l'interview

 

Ara Güler • 'Master of Leica' • L'oeil d'Istanbul • Funérailles et Héritage 

 

Une journée avec Ara GÜLER

 

En ce jour du 29 septembre 2018 - date qui deviendrait pour moi inoubliable - lorsque la sonnerie du téléphone me tira de mon sommeil, j’ouvris les yeux avec pour seuls sentiments ceux d'une journée ordinaire. À ce moment-là, en voyant le nom affiché sur l'écran, je ressentis une certaine excitation, mais pas d’optimisme débordant. Cela aurait été une grande courtoisie envers moi d'au moins m’informer qu’ils rejetaient ma demande d'interview, pour une raison ou pour une autre. Toutefois, au fond de moi, je gardais espoir et avais toujours foi en une nouvelle surprenante…

 

Mon interlocuteur me dit : "Gülgün, ne faites pas de projets aujourd'hui, soyez prête à quitter la maison à tout moment, votre demande d'interview a été acceptée". La surprise inattendue était en train de se réaliser ! "Cependant, poursuivit-il, Gülgün, l'interview peut se terminer en trois minutes ou bien durer plus longtemps, tout dépend de son humeur".

 

Il s'agissait de rencontrer le Grand Maître ; même les trois minutes que je passerais chez lui vaudraient bien trois années ! Je me préparai en toute hâte, relus mes notes. Et au deuxième appel, je me précipitai dehors et sautai dans un taxi. Destination : la maison d'Ara Güler !

 

Ara Güler ; lors de l'interviewJ’arrivai enfin devant cette demeure qui allait donner une énergie, une couleur et un sens complètement différents à ma vie. Et Ara Güler, l'un des plus grands noms de la photographie du XXe siècle, se tenait juste devant moi. Un artiste et photojournaliste reconnu, qui a photographié en noir et blanc l'âme d'Istanbul, sa nostalgie, le triste goût de ses paysages détruits par la tyrannie d'une implacable transformation urbaine ! Je me souviens avoir ressenti un battement de cœur étrange. Une femme passionnée, tentant d'apprendre à photographier, qui entre dans la maison d'un photographe célèbre ! Et qui tombe nez à nez avec la personne dont elle admire les photos, qui l’inspire et la pousse à se plonger avec passion dans la photographie...

 

Nous nous assîmes l'un en face de l'autre à table. Cependant, je restais sans voix,
incapable de prononcer un mot. Je fixais l'œil d'Istanbul... Je regardais le grand témoin de l'histoire, des anciennes steppes anatoliennes à l'Istanbul que nous avons perdue... Je ressentais jusqu'aux os le sublime privilège d'être assise à la même table que cet être extraordinaire, qui avait parcouru les rues et quartiers d'Istanbul pendant des décennies, immortalisant le cœur et l'âme de la ville pour les transmettre aux générations futures.

 

À un moment donné, je lui demandai de signer le livre que j'avais apporté et posé sur la table, "Islık Çalan Adam". Il le signa. Je lui fis remarquer qu'il avait mal orthographié mon nom, ce qui le mit en colère ; il jeta avec rage le précieux livre neuf qu'il venait de signer, et demanda à son assistant un autre livre. "D'accord, trois minutes se sont écoulées et maintenant il va me renvoyer...", me dis-je alors qu'il plongeait son regard dans le mien en se fâchant : "Tu dois dire ton nom correctement, regarde, un livre a été gaspillé". Je commençai alors à poser quelques questions d'une voix tremblante ; j’avais tant de choses à lui demander… Mais tout s’envola d'un coup.

 

En réalité, je m’en souvenais, mais sous le poids de l’émotion, les mots ne sortaient pas... Tandis qu'il parlait à son assistant, j’observais autour de moi ; la pièce était entourée de piles de livres. Il y avait des peintures aux murs, des masques, des livres empilés sur le sol qui ne tenaient pas sur les étagères. Pour être honnête, la dernière fois que j'avais vu autant de livres, c'était dans une librairie ! Et cet épais rideau couleur terre qui divisait la pièce en deux... Je me souviens qu'il dit soudain : "Sortons ensemble". Je réalisai alors que j'avais déjà passé la moitié de la journée chez lui... Et qu'il se plaignait de ses courbatures... Bien sûr, je me rappelle aussi avoir obtenu une réponse à la fameuse question "Qu'est-ce que la photographie ?".

 

Pour Ara Güler : "C'est comme vous arracher un morceau de vie. Tu as mis deux diaphragmes comme ça, non, 31... Quiosis… Ce ne sont pas des photographies, ce sont des techniques. Tu comprends ?". Telle était sa définition, sa compréhension de la photographie. Quand je lui demandai : "Comment devenir un bon photographe ?", Ara Güler déclara : "Cela commence par prendre goût à la vie. Apprendre la vie, vivre activement la vie, répéter la vie, l'utiliser quelque part. C'est ça, la photographie !".

 

Ara Güler se prépara donc à sortir, et nous prîmes tous l'ascenseur pour descendre. Café « Ara »  Je me retrouvai dans sa voiture, parcourant les petites rues de Kabataş. Tout semblait encore irréel. La rue, qui était déjà très étroite, se retrouva bloquée au bout d'un moment à cause des véhicules venant en sens inverse. Pendant cette agitation, à vrai dire, j’appris plusieurs mots d'argot que je n'avais jamais entendus avant ! Et le fait qu'ils sortent de la bouche-même d’Ara Güler, pour une raison quelconque, atténua mon malaise. Nous arrivâmes au Café Ara à Beyoğlu, et pendant que nous mangions, il aurait été impossible de ne pas parler des chasseurs de crânes ! Puis, tout à coup : "Emmenez-moi à l'église Saint-Antoine". Nous avons immédiatement agi, et nous dirigeâmes vers l'église de la rue Istiklal.

 

Combien de fois avais-je marché dans cette rue, regardant à l'intérieur du café avec des yeux curieux chaque fois que je passais devant, y guettant avec espoir Ara Güler... Quelques jours auparavant, avec un ami photographe français, j’avais même déjeuné dans son café, en espérant l'y croiser. Nous ne l'avions pas vu, il n'était pas venu ce jour-là...

 

Nous marchions donc lentement dans la rue Istiklal, au cœur de la foule bourdonnante, en discutant avec Ara Güler. Les fans arrêtaient souvent le Maître pour le saluer. A l’image de ses photographies, il y avait des gens tout autour de lui, à qui il parlait avec sincérité et malice… Je constatais, émue, que ses relations avec les gens étaient aussi fortes dans la vie que dans ses photographies.

 

Après l'église, il voulut se rendre à la librairie. Alors que je l’y photographiais, il me gronda à nouveau : "Pourquoi tu prends des photos tout le temps, qu'est-ce que tu vas faire de toutes ces photos ?". A vrai dire, juste parce que le Grand Maître se tenait devant mon objectif, mes mains et mes pieds s'emmêlaient et je peinais à faire la mise au point... Le dernier arrêt était le café Ara, et le soir était tombé.

 

Est-ce que je rêvais ?!

 

En rentrant chez moi avec le sentiment de privilège d'avoir passé une journée avec le Grand Maître, dans un curieux mélange d’immense bonheur et malgré tout d’étonnement, j'envisageais déjà un deuxième rendez-vous : cette fois-ci, mon ébahissement serait passé et je pourrais poser les questions que je n’avais pas pu formuler !

 

Les jours suivants, je me ruais sur le téléphone avec excitation à chaque sonnerie. Un jour, il sonna tard dans la nuit. Les téléphones qui sonnent tôt le matin ou tard le soir, les coups frappés à la porte me font toujours peur. La voix à l'autre bout du fil me dit : "Nous avons perdu Ara Güler, Gülgün, toutes nos condoléances".

 

Le 17 octobre 2018, nous avons perdu notre légendaire photographe Ara Güler, l'œil d'Istanbul.

 

Je n'aurais jamais pu imaginer que je le photographierais de la devanture de son café où nous avions déjeuné ensemble, à ses funérailles sur la place Galatasaray, en passant par les rues que nous avions foulées ensemble, cette fois avec son cercueil enveloppé dans le drapeau turc, jusqu’à l'église arménienne Beyoğlu Üç Horan, puis au cimetière arménien de Şişli, sur le chemin de son dernier voyage.

Tu m'as honorée en m'accueillant chez toi, merci infiniment ! Repose en paix, Grand Maître Ara Güler !

 

FUNÉRAILLES ET HÉRITAGE

 

The funeral ceremony of master Turkish-Armenian photographer Ara Güler was held on 20 October 2018 at Galatasaray Square in Istanbul.

His coffin was later taken to he Beyoğlu Three Horan Armenian Church in Beyoğlu district.

Last farewell to Ara GÜLER: The farewell ceremony was held at Beyoğlu Three Horan Church.

Ara GÜLER, the Şişli Armenian Cemetery

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Gulgun Gunal

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